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Stripey
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Stripey
30 juillet 2004

Into My Eyes, Your Face Will Remain

On risque d'y passer la nuit, mais vois-tu, ta petite lumière brille toujours - sors de ton lit, arrête de dormir, debout - tu es toujours couché ? Wake up, child! Pay attention! Wake up, sleepy-head. Nous somme faits de cette eau ruisselante, de ces larmes incessantes, nous sommes faits d'eau dans le royaume sacré de l'eau.

"Lève-toi, Yann, l'hôpital a téléphoné, il faut se dépêcher...".


Ensuqué, lexomilé, tranxenisé, valiumisé, codéiné, je m'extirpe de mon lit une place de ma chambre d'enfant, éclairée par un léger faisceau de lumière jaunâtre en provenance du couloir que laisse s'infiltrer l'entrebâillement de la porte. Petite lumière du matin, 09.35 au radio-réveil, nous devons être partis à 10.00. Je déambule, bloqué, sachant que les minutes sont précieuses, me cogne dans les meubles, il est de ces repères dans l'espace que l'on préfère sans doute oublier. Je sais ce qui m'attend, aux yeux de tous, c'est un sursis, sans doute l'ultime moment où il est possible de passer un message, j'y vais en traînant les pieds, j'ai honte, je pense qu'au fond, il est trop tard et que la satisfaction égoïste et narcissique des adieux n'est pas un réconfort mais une façon de se décharger d'un poids personnel pesant.

Je fais le trajet en voiture, dans ma tête défile un calendrier avec des dates butoirs, des échéances hors de la réalité, moi-même suis complètement déconnecté du monde réel, j'agis comme un automate, je connais tellement bien cette route, je connais si mal là où elle va me mener. J'échafaude le scénario morbide et complexe d'un Oedipe fatigué, héros malgré lui d'une histoire qui lui échappe, être errant aveuglé par l'eau qui coule dans une clepsydre en panne, défaillant, en fusion.

Soins palliatifs, on s'affole autour de la chambre N°3, pour de bonnes raisons, "elle a ouvert les yeux, elle a communiqué par bribes et par clignements d'yeux", chacun y va de son anecdote. Nous n'étions pas là, c'était l'heure de notre pause, nous avons raté un des derniers moments les plus forts. La chambre se vide, je reste seul avec elle. Mon regard hésite entre un bouquet de fleurs en perdition et le lit où elle repose, enchaînée à des machines et des tuyaux qui l'alimentent, la soulagent, la maintiennent. Un bruit régulier qui alterne entre notes électroniques métronomiques et respiration forcée.

Alors que depuis plusieurs jours, le sommeil l'encombre autant le jour que la nuit, nos regards se croisent. Je perçois un mouvement de l'abdomen, comme un soulèvement des âmes à qui on a retiré l'immortalité. J'hésite, elle me lance un regard. Ces yeux, je les connais par coeur, pas uniquement parce que j'ai les mêmes, mais parce qu'ils ont ponctué mon enfance, mon adolescence et le reste. J'y ai tout vu et tout lu dans ce regard, au cours de ma vie. Ils ont toujours été diablement expressifs, colère, persuasion, fermeté, dureté, punition, abandon, larmes, amour, rire, bienveillance, protection, compréhension, et une seule fois, le vide, comme si les originaux avaient été substitués par des adversaires vainqueurs.

Lorsque nos regards se scrutent, je revois défiler toutes ces émotions en une seconde, même si plus tard, je ne me souviendrai pas ce qu'ils voulaient me dire. Je m'approche, lui prends la main. Je sais qu'il faut que je parle plus fort que d'habitude, mais j'en suis incapable. Je ne peux qu'offrir un sourire bienveillant et murmurer "c'est moi, Yann" en serrant sa main frêle. Je comprends que tant de choses seraient dites si ces yeux pouvaient parler, si la vue et la parole pouvaient échanger leur place l'espace d'un instant. C'est court et interminable, sans le comprendre, quelque chose me dit que c'est la dernière fois que je verrai ces yeux verts ouverts, pour moi, pour tous.

Ils se ferment. Ils se ferment à jamais. Le rythme de la respiration devient plus régulier. je ne parle à personne de cet épisode, ce n'est pas un trophée, c'est un instant entre elle et moi, un des plus précieux, je veux le conserver tel quel, dans son mystère et son paroxysme, un espace dans le temps volé à l'avancée inéluctable des événements écrits. I can't remember when I was young. Into your eyes, my face will remain, into my eyes, your face will remain.

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